Covid-19 : attention aux chiffres

Dans cet article, Elisabeth Paul (Elisabeth.Paul@ulb.ac.be), chargée de cours à l’École de santé publique (ULB) revient sur la question des chiffres de l’évolution de la pandémie de Covid-19 et sur leur interprétation.

La pandémie de Covid-19 a suscité une explosion du partage de données et de recherches sur le sujet. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) partage chaque jour un « update » de la situation mondiale. C’est aussi le cas, en Belgique, de Sciensano. Des sites tels que Worldometers ou la Johns Hopkins University publient, presque en direct, les données sur la progression du nombre de cas et de décès dus au Covid-19. De grandes maisons d’édition telles que Taylor & Francis of Elsevier ont décidé de partager en libre accès les articles scientifiques traitant non seulement du Covid-19 mais aussi d’autres virus.

Si l’on peut se réjouir de ce partage d’informations, il faut toutefois se méfier d’une interprétation trop rapide des chiffres disponibles. Ainsi, un collègue a récemment expliqué dans la presse belge que la situation de notre pays n’était pas aussi désavantageuse qu’il n’y paraît en regardant, par exemple, le site de Worldometers qui nous classe comme détenant le triste record du plus grand nombre de décès dus au Covid-19 par million d’habitants.

En effet, les chiffres ne sont pas mesurés de la même façon dans chaque pays. Ainsi, la mesure du nombre total de cas positifs Covid-19 dépend, par définition, de la politique de dépistage menée par chaque pays. Alors que plusieurs pays comme l’Islande, la Suisse ou l’Allemagne ont pratiqué massivement des tests dans leur population, ce n’est pas le cas de la Belgique et de la France. En Belgique, jusqu’il y a peu, il n’était possible de se faire tester que lorsqu’on était référé à l’hôpital avec une suspicion de Covid-19, et cela ne fait que quelques jours que des tests plus systématiques sont réalisés en maison de repos notamment. Quand on sait qu’une majorité des cas de Covid-19 sont asymptomatiques ou associés à des symptômes légers, le nombre de cas positifs est complètement sous-estimé dans les pays qui ne pratiquent pas de tests à large échelle, tels que la Belgique. Dès lors, les comparaisons entre pays ne pratiquant pas la même politique de dépistage sont vaines.

Pour ce qui concerne le nombre de décès dus au Covid-19, les choses se compliquent encore. En effet, la question qui se pose est la suivante : comment être certain de pouvoir attribuer un décès au Covid-19 ? De façon générale, il est extrêmement difficile de pouvoir attribuer nombre de décès à une cause spécifique. C’est d’autant plus le cas avec le Covid-19, vu que les données disponibles dans de nombreux pays indiquent que la majorité des patients qui décèdent « du » Covid-19 sont très âgés et/ou atteints de comorbidités, tandis que la létalité du virus dans les populations jeunes et en bonne santé est très faible. Dès lors, il n’est pas sûr que certains décès, même de personnes qui avaient été testées positives (corrélation), soient réellement décédés du virus (causalité). En Belgique, jusqu’il y a quelques jours, toutes les personnes décédées dans une maison de repos et présentant l’un ou l’autre symptôme étaient reportées d’office comme « décédées du Covid-19 », sans test. Ceci a évidemment gonflé les chiffres à l’extrême. Selon le bulletin épidémiologique de Sciensano du 19 avril, sur un total de 5.683 décès « assimilés Covid-19 », plus de la moitié (2.926) avaient eu lieu en maison de repos – mais seulement 119 (4,1% d’entre eux) avaient été testés positifs. Bon nombre d’autres pays, dont la France et les Pays-Bas, ne comptabilisent pas, en revanche, les décès en maison de repos, ce qui rend à nouveau les comparaisons entre pays totalement ineptes. Au-delà du nombre de décès, les taux de létalité sont encore plus difficiles à apprécier, car ils dépendent d’un numérateur incertain en l’absence de dépistage systématique.

Pour contourner le problème de l’attribution du décès, ce qui comptera, in fine, ce seront les chiffres de mortalité totale (toutes causes confondues), desquels l’on pourra inférer ce qu’on appelle la surmortalité ou « mortalité excédentaire » due au Covid-19, par rapport à la mortalité attendue en cette saison. Beaucoup de pays ou régions d’Europe suivent l’évolution de la mortalité à travers l’outil EuroMomo qui permet de comparer les courbes de mortalité observée aux courbes de mortalité attendue, par tranche d’âge et en fonction de la saisonnalité. En effet, on observe chaque année une mortalité supérieure à la fin de l’hiver dans l’hémisphère Nord. Au-delà de la mortalité attendue plus élevée, presque chaque année, un pic de surmortalité est observable au moment de l’épidémie de grippe saisonnière. Ainsi, en Belgique, alors qu’on attend en moyenne quelque 300 décès par jour, ce nombre augmente à 325 à la fin de l’hiver, et il n’est pas exceptionnel d’avoir jusqu’à 400 décès quotidiens. Les épidémies de grippe des années précédentes ont causé une surmortalité importante. Ainsi, il a été observé un pic de mortalité (465 décès) début mars 2018, et l’épidémie de grippe de début 2018 aurait causé 3.100 décès excédentaires. À ce stade, des extrapolations sont faites au niveau de l’EuroMomo pour estimer la mortalité excédentaire liée à la pandémie de Covid-19, mais ces chiffres ne sont pas encore définitifs. En effet, chaque pays suit un processus, parfois très complexe, pour compter ses morts, ce qui fait que d’importants délais sont nécessaires pour obtenir les chiffres définitifs. La Belgique n’est pas en reste et jusqu’il y a une douzaine d’années, comptait pas moins de dix années de retard dans l’encodage des décès et des naissances !

En résumé, il faut être très prudent dans la manipulation des chiffres liés à l’épidémie, et réaliser des analyses plus désagrégées permettant d’appréhender de façon différenciée les spécificités de chaque épidémie au niveau local. Ceci ne facilitera pas l’évaluation des effets des mesures de mitigation prises par nos gouvernements, qui sera pour le moins hasardeuse ou du moins, extrêmement dépendante de la qualité des données et des hypothèses posées.

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