Sous couverture : « Le dernier des Belges »

Le contexte : le 30 mars 2020, l’émission littéraire de la RTBF « Sous couverture » laisse un rapide concours : un texte de 5000 signes maximum, humoristique, dont le sujet principal est le « coronavirus ». Date limite de remise des textes : le 31 mars.  Auditeur régulier de l’émission et des capsules diffusées sur Facebook, Christian Joosten relève le défi et gagne le concours, en compagnie de trois autres lauréats (dans des catégories différentes).  Le texte est disponible dans son intégralité ci-dessous.

Portrait de l’auteur : Christian Joosten est responsable de la valorisation des archives pour la Ville et le CPAS de Charleroi. Il travaille dans le milieu des archives depuis près de 20 ans.  Bibliothécaire-documentaliste au départ, il complète son cursus par un Master en Sciences du travail (ULB).  Auteur d’articles et de livres sur l’industrie et l’histoire de Charleroi, il a été également administrateur de l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB).

Hiver 2029, les 7 millions de Belges restants sont tous devant la dernière chaine nationale encore en activité pour suivre le programme du samedi soir : le « Con finement show ».  Cette émission, lancée sept ans auparavant pour motiver les citoyens à enfin rester chez eux et non plus à déambuler dans les rues en quête, sinon de papier toilettes, de véritables nourritures, est une sorte de grande téléréalité.

À l’aide de drones de la police, les Belges surpris dehors étaient directement éliminés du jeu, avec interdiction de retourner chez eux.  Même que le mot d’ordre « Dehors pour dehors, foutus pour foutus » était devenu avec le temps le slogan du jeu, remplaçant l’inénarrable « conarovirus » balbutié initialement par un présentateur du journal parlé d’alors.  C’est ainsi que les immeubles se vidaient petit à petit pour devenir des annexes hospitalières et les parcs et places publics se transformèrent en campings géants.

Neuf ans que cela dure et depuis quelques semaines, on sent bien que Jan craque un peu depuis son appartement du 3e étage.  Au début, sa famille s’est sacrifiée pour son « champion » en sortant et, à intervalle régulier, depuis le trottoir ou l’immeuble d’en face, elle envoyait tantôt des boîtes de conserves, des magazines… de quoi tenir encore un peu afin d’emporter le gros lot mystère évoqué dès l’entame du jeu.  Il a fallu que des coupures occasionnelles de courant soient opérées pour soutenir l’affluence croissante des hôpitaux pour pimenter la partie.  Puis ce fut une journée, puis deux par semaine…  Internet se raréfia aussi avant de disparaître…  Il y eut même un soir une émission spéciale sur la détresse d’une jeunesse se demandant comment encore communiquer avec leurs amis sans le gsm ou les applis… avec interviews et cellule de soutien psychologique.  Un temps seulement, car au bout d’un moment, même les psychologues furent éliminés et ne purent plus assurer leurs télétravails.

Quand les télévisions personnelles furent interdites afin d’économiser l’électricité, on en vint à ressortir les écrans géants des coupes du monde pour suivre ce qui devint la seule chaine de télé.  Les exclus dehors, les confinés depuis leurs fenêtres ; les premiers grossissant et les seconds devenant des sortes de héros des temps modernes…  Et chaque semaine maintenant, le même rituel : qui de Jan ou de Fabrizio sortirait le premier…

Fabrizio, le concurrent de Jan, vivait quant à lui assez bien son isolement.  Habitué à rien faire depuis des années, il était au départ le gardien d’un supermarché et son règne s’étendait sur des rayons devenus vides au fil des ans.  Si au début il tenta de faire bonne figure par une alimentation saine et variée, les dates de péremption le rattrapèrent assez vite et il écumait depuis quelques mois maintenant le rayon alcool et bière.  Ordonné, il y allait graduellement et avait commencé par la pils, puis les abbayes, les châteaux grand crus…  Il en était au cognac et d’après l’expert invité récemment sur le plateau de l’émission, il finirait dans le rayon pharmacie pour s’enfiler le stock d’éther d’ici un bon mois.  Faut bien dire que ce scoop redonna un coup de boost à l’émission qui pâtissait un peu de l’abnégation démontrée par les concurrents.

Ce samedi soir-là, après un générique remanié par manque de musiciens, ce fut comme un choc, Fabrizio ne répondait plus à l’équipe depuis quelques heures déjà.  L’émission montrait au public silencieux un reportage où on voyait le candidat sans vie assis devant un écran plat éteint, un verre en main, la bouche ouverte.  D’après les images et toujours selon le même expert, un noyau d’olive se serait coincé dans sa gorge lors du dernier « cul-sec » matinal d’une coupable bouteille de vodka retrouvée autour du divan.  Aussitôt la rumeur se répandit que c’était un coup des Russes ; les Slaves de l’Est comme disaient les moins culturés ou les non-scolarisés depuis neufs années. 

Et puis, ce fut une clameur de liesse, un mouvement de foule.  On tenait un vainqueur, le dernier des Belges !   Un quarteron de policiers à cheval (l’essence manquant elle aussi) bloqua prestement les issues de la rue de Jan, des projecteurs illuminant la façade.  Le flou des images embrumées par tant d’émotions journalistiques ne se voyait guère tant le public, en larmes, se félicitait enfin de cette belle victoire par KO de l’adversaire.

Appelé à s’exprimer sur son balcon par un public en délire, Jan sentait, outre le renfermé, la ferveur populaire.  Il tenta même quelques saluts de la main, presque gêné de son triomphe.  Quand enfin vint l’enveloppe contenant le prix, le public retint son souffle…  Il déplia la feuille jaunie maintenant par les années et d’un souffle, Jan lut : « Vous avez le droit à un vœu pour l’ensemble de la population… ». Et se retournant à moitié, il se dit presque à lui-même : « Je veux juste qu’on me foute la paix ! ».

C’est ainsi que disparut le dernier des Belges.

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