Lancée le 14 avril 2020 dans un moment particulièrement inédit qu’était le premier confinement, l’heure est venue d’un premier bilan pour la plateforme Archives de quarantaine.
Regroupant à l’origine 24 centres et services d’archives francophones et néerlandophones, quels enseignements tirent-ils de cette initiative ? Quel est le bilan des collectes lancées à travers tout le pays ? Quel avenir pour cette plateforme maintenant que « l’exceptionnel » est devenu « quotidien » ?
Pour établir ce bilan, l’AAFB a recueilli la parole d’une dizaine de centres d’archives, que nous tenons à remercier ici chaleureusement pour leur disponibilité.
1. La collecte : se lancer dans « l’archivage du présent »
En Belgique le confinement a démarré le 18 mars 2020. La plateforme Archives de quarantaine était lancée dès le 14 avril, incitant les centres et services d’archives à collecter la mémoire de ce moment. Puis chacun s’est lancé au fur et à mesure.
Pour certains dès le mois d’avril les collectes étaient lancées, comme à l’IHOES (Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale) : « Il nous a semblé important de collecter des interviews et documents faisant le lien entre des thématiques que nous investissons régulièrement (histoire ouvrière, syndicalisme, immigration, éducation, santé) et la période de pandémie que nous traversions, garder des traces qui sinon seraient vite perdues », raconte par exemple Lionel Vanvelthem, archiviste. Idem pour le Carhop (Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire), « toute l’équipe a été mise sur le coup. Il nous paraissait essentiel de connaître comment les organisations partenaires (du secteur de l’éducation permanente) affrontaient cette période de crise dans leur travail avec leurs publics », indique François Welter son directeur.
De la même manière les AML (Archives et musée de la littérature) se sont lancés dans la foulée de la plateforme, « c’était une manière de s’inscrire dans un mouvement de conservation de traces d’un moment unique » explique Laurence Boudart sa directrice. « Ce sont des périodes où, en tant qu’archiviste, vous vous rendez rapidement compte que quelque chose d’historique se passe. Que si nous ne saisissons pas dès maintenant certaines pages web et d’autres canaux d’information numérique, ils risquent de ne pas être préservés, ils seront perdus à jamais comme source historique pour cette période particulière », ajoute Willem Vanneste dans un article publié sur le site de l’Association belge de documentation.
Du côté d’Etopia, dont la mission d’archivage concerne pour 80% le parti Ecolo, la possibilité était enthousiasmante de pouvoir archiver en direct le travail d’un parti politique : « On a lancé une collecte après les premiers jours de sidération. Le parti a commencé à travailler sur le “monde d’après”, il y a eu une grande discussion en ligne qui remontait ensuite pour faire des propositions politiques, et tout ce travail-là a été archivé. Cela peut être représentatif de ce qu’un parti politique a fait à ce moment-là, c’est intéressant de voir à la fois le côté un peu sidéré de ce qui se passe, mais aussi presque “l’opportunité” de ce que pourrait être ce confinement », explique Szymon Zareba du centre d’archives.
« Il a fallu modifier notre regard sur notre métier »
Mais cette démarche d’archiver le moment présent n’a pas été évidente de prime abord pour tous. « Habituellement, les services d’archives reçoivent des fonds, ils ne les constituent pas. (…) Il a fallu modifier notre regard sur notre métier », explique Nicolas Bruaux chef du service gestion documentaire et archives de Namur, où l’équipe a lancé le projet « Mémoires de quarantaine » en juin 2020. Ce constat était également partagé aux AML comme nous l’explique Laurence Boudart : « Au début je pense que l’équipe était un peu désarçonnée par l’initiative. C’est rare que nous soyons nous-mêmes à l’affût ou en demande d’archives en direct, d’habitude les archives viennent à nous presque ‘spontanément’. Et puis c’était un archivage du moment présent, c’est vraiment différent de ce qu’on fait d’habitude parce que même s’il nous arrive d’avoir des archives d’auteurs contemporains on est quand même sur des choses nettement plus patrimoniales donc anciennes ».
Être dans une démarche active de collecte a donc questionner le rôle des archivistes. Ce dernier peut en effet être perçu comme la personne qui conserve et non qui cherche elle même les archives.
2.933 documents collectés, pour l’essentiel numériques
Lorsqu’ils se sont lancés, les services et centres ont mis en place de nombreux outils pour récolter la mémoire : ouverture de boîtes mails spécifiques, formulaires de dépôt en ligne, questionnaires sur la vie quotidienne durant le confinement, questionnaires pour les écoliers, mais également questionnaires par secteurs professionnels. En communiquant surtout via leurs sites Internet, pages Facebook ou par l’envoi de newsletters plus ou moins ciblées.
Des contributions très variées leur sont alors parvenues : photos, dessins, lettres, documents, vidéos, masques peints, etc. Au total et d’après ce premier bilan effectué par l’AAFB, près de 3.000 documents, en très grande majorité numériques, ont été ainsi récoltés auprès du public.
Les grands chiffres de la collecte :
24 centres d’archives/services participants (16 francophones, 8 néerlandophones)
– 2.933 documents récoltés auprès des publics et institutions (selon les chiffres parfois précis ou parfois estimés donnés par 11 centres et services)
– environ 4.000 documents récoltés en ligne (500 fichiers de pages Facebook, 3.500 fichiers de site web)
– 2.800 documents récoltés sur le fonctionnement sous Covid eu sein des archives de l’Etat
Lassitude dès le deuxième confinement : « On n’a envie que d’une chose c’est d’en sortir ! »
« L’essentiel pour le premier confinement » : cette précision revient dans pratiquement tous les centres et services d’archives interrogés. Le premier confinement a en effet été un moment absolument unique, hors du temps pour de nombreuses personnes. Ainsi la période entre mars 2020 et juin 2020 est celle où le public a été le plus réceptif à la démarche de collecte.
Par ailleurs, pour certains, les centres et services d’archives ont eux-mêmes axé le travail sur cette période comme l’explique François Welter au Carhop : « On s’est fortement focalisé sur le premier, car c’était nouveau, ça disait quelque chose d’un phénomène de crise structurelle beaucoup plus profond. »
Mais la plupart du temps c’est aussi qu’une sorte de lassitude s’est installée au fil des mois : « Plus le temps passait et moins les personnes voulaient encore entendre parler du Covid-19. Parler de l’aspect exceptionnel d’un confinement alors qu’on en vit un second, ou parler du choc d’une crise sanitaire quand elle dure finalement plus de six mois a moins de sens pour les gens » , explique-t-on aux Archives de Namur. Dès le deuxième confinement, en novembre 2020, l’évènement est devenu plus « banal » et est malheureusement entré dans le quotidien, des individus mais également des institutions et donc de leurs archives.
Pourtant les centres et services ont globalement continué à récolter des documents, mais de manière beaucoup moins soutenue, parfois plus privée (les archivistes faisant eux-mêmes des photos par exemple), et pour ceux qui ont relancé les collectes avec des retours quasi inexistants.
« Nous n’avons pas relancé le processus de collecte car il y a une forme d’épuisement. La communauté en a marre, et n’a envie que d’une chose c’est d’en sortir ! », explique par exemple Véronique Fillieux archiviste de l’Université catholique de Louvain. « Nous avons fait quelques impulsions de personne à personne, mais on s’est rendu compte qu’il n’y avait plus d’élan, que ça ne marchait plus. Donc on continue à collecter tout ce qui est publié de type administratif/normatif, par l’université. »
Il faut dire également que cela ne sert à rien d’avoir trop de fois la même chose, comme l’explique Sara Tavares-Gouveia aux Archives de la Ville de Bruxelles : « Comme nous avons déjà énormément de photos, ça ne nous apporte plus rien d’en prendre d’autres, en général c’est toujours la même chose, les rues vides, les magasins fermés. C’est toute la question de se dire : est-ce qu’on conserve ou pas ? Qu’est-ce que ça va apporter de plus ? »
2. L’archiviste collecteur mais aussi créateur d’archives
Pour pallier parfois au manque de retour lors des collectes, ou simplement parce que c’était déjà dans leurs habitudes, certains centres et services d’archives se sont lancés dans la collecte de témoignages oraux via des interviews.
A lire aussi : L’importance des archives orales pour écrire l’Histoire
« Ce dont nous sommes le plus fier ce sont les collectes de témoignages faites en interne », explique Lionel Vanvelthem de l’IHOES. Au sein de l’institut, ils ont ainsi mené plus de 30 interviews, de syndicalistes, d’associations de lutte contre la pauvreté, d’association d’éducation permanente, de travailleurs des hôpitaux, … sur la façon dont ils menaient leur militantisme, ou autre, pendant cette crise. De la même manière, la Ville de Namur a commencé en juillet 2021 à récolter la parole à la fois de décideurs (le bourgmestre, le commissaire de police, le commandant des pompiers, la responsable du plan d’urgence, la directrice générale, etc.) mais aussi de personnes qui ont vu leur emploi fortement modifié par la crise, par exemple le responsable de la cellule cimetière/décès, le concierge de la citadelle ou un fossoyeur. « Je pense que nous avons toutes et tous été bouleversés par les témoignages oraux », commente Françoise Canart du service des archives de Namur, et par exemple par les interviews concernant la gestion du sans-abrisme pendant la crise, une problématique importante de la ville.
Le Carhop étant également spécialisé dans la collecte de mémoire orale, l’équipe y a par exemple réalisé une série d’interviews d’éducateurs-éducatrices « avec de très difficiles réalités de travail, car ces gens n’étaient pas en télétravail mais en présentiel à devoir gérer directement les effets de la crise », indique François Welter. Des entretiens oraux ont également été réalisés aux Archives et musée de la littérature ou sont en cours de préparation du côté des Archives de Mons.
Mener des interviews n’est pas chose aisée. L’archiviste doit d’abord préparer les questions, ce qui lui a parfois pris du temps. Dans le cadre de la pandémie, les archivistes ont souhaité mener les interviews rapidement pour que le témoignage reflète au mieux la réalité et le vécu des citoyens, sans trop de recul qui peut entraîner davantage d’analyse sur la situation. Mais trouver ce bon moment pour collecter la mémoire orale n’a pas toujours été facile car les citoyens, qui vivaient déjà la crise 24h/24h, ne souhaitaient pas toujours en parler.
Archiver le web, selon les moyens techniques et humains de chacun
Autre manière de créer des archives : l’archivage du web. Virginien Horge, archiviste de la ville de Mons, a écrit plusieurs articles à ce sujet sur la plateforme, afin de proposer des outils pour archiver le web. A Mons, ils ont par exemple archivé depuis le début de la crise les pages Facebook de la ville et du Bourgmestre, avec l’idée de conserver d’une autre manière « l’état d’esprit des gens ».
De son côté, le Centre d’Archives et de Recherches pour l’Histoire des Femmes (AVG-Carhif) a par exemple collecté les données de 15 sites d’associations de femmes. Aux AML, une archiviste était chargée de repérer dans la presse ou sur les blogs des textes émanant d’écrivains qui parlaient de leur expérience de la quarantaine. Aux archives de la Ville de Bruxelles, ils ont été proactifs en allant collecter par eux-mêmes sur le web (YouTube, Facebook, pages internet,…) tout ce qui concernait Bruxelles.
Faute de moyens humains et financiers, les services et les centres d’archives privées n’ont pas tous la même maturité dans l’archivage des données numériques et particulièrement dans l’archivage du web. Les aspects techniques ont parfois posé des soucis ou de nombreuses questions : que fait-on avec les petites vidéos Facebook ? Comment est-ce qu’on les conserve ? Est-ce qu’on est dans le bon format ? Est-ce qu’on va pouvoir conserver ça longtemps parce que ce sont des formats très vite écrasés ? De plus, l’espace de stockage et le manque d’outils pour la conservation à long terme ont également freiné certains archivistes. Plusieurs centres et services déplorent d’ailleurs plus globalement de n’avoir pas les moyens nécessaires pour l’archivage électronique, alors que la grande majorité des documents collectés pendant cette crise sont numériques.
« Maintenant qu’on a eu cette démarche-là, va-t-on le faire à chaque crise ? »
Cette question d’archiver le web n’a pas été possible pour tous. A Namur, le service informatique de la ville était déjà bien trop occupé par la mise en télétravail des 800 employés administratifs, donc le service des archives n’a pas pu le solliciter. « Et puis ça posait aussi la question : où est la limite ? La frontière ne s’arrête pas, le web c’est extrêmement vaste », fait remarquer Amandine Mathy du Centre de ressources historiques namuroises.
Les archivistes ont donc été amenés à s’interroger sur leur rôle : simple collecteur ou également créateur d’archives lorsque des traces risquent sinon de disparaître ? « Pour nous c’était inédit de collecter des archives et en quelque sorte de les produire. Mais maintenant qu’on a eu cette démarche-là, proactive, va-t-on le faire à chaque crise ? Qu’est-ce qui est suffisamment grave, suffisamment inédit ou historique pour engager cette démarche-là ? Si nous devions commencer aujourd’hui nous nous dirions peut-être que la crise Covid est moins exceptionnelle que ce que l’on croit, car nous pensions vivre un instant T alors que finalement cela va faire deux ans… », ajoute Amandine Mathy à Namur.
C’est justement en se posant ces questions
que l’AAFB vient de lancer une nouvelle section sur la plateforme
intitulée « Autres crises »
afin de sensibiliser à garder des traces d’autres périodes de crise
comme celle des inondations de l’été 2021.
3. Comment classer et valoriser les documents récoltés ?
Et maintenant que faire de toute cette matière récoltée ? A l’université de Liège par exemple, Marie-Elisabeth Henneau énumère quelques exemples de documents reçus : un mail de doyen de la faculté à propos des mesures à prendre pour l’enseignement à distance, le ressenti musical d’un compositeur de la section musicologie, des photos insolites sur la désertification du campus ou sur les astuces que chacun a pu mettre en place pour disposer son ordinateur au mieux pour une visioconférence. « Un peu de tout mais en très petite quantité pour le moment, donc on ne peut pas encore organiser quoi que ce soit », ajoute-t-elle.
Des collectes difficiles à inventorier, des contextes épineux à écrire
Autre exemple à l’IHOES, Lionel Vanvelthem détaille les documents rassemblés : des photographies, des photos d’ours aux fenêtres, des photos de la ville de Liège désertée, des photos de scène de vie quotidienne, beaucoup de tracts et archives numériques de leurs partenaires habituels (FGTB, syndicats, mutuelles), des publicités avec les messages marketing particuliers en cette période, etc. « C’est vraiment très disparate, ce ne sont vraiment pas des fonds d’archives. En archivistique on a tendance à vouloir faire des fonds cohérents, structurés, avec une même provenance. Ici on ne sait pas le faire, donc on se dirige vers ce qu’on appelle plutôt une collection, une collection de choses qui ne se ressemblent pas vraiment ». C’est maintenant la principale difficulté : comment classer ces documents ?
D’où l’idée, évoquée par l’AAFB comme un objectif à plus long terme,
de rassembler virtuellement et logiquement l’ensemble de ces collectes,
de créer des ensembles plus cohérents, thématiques,
pour permettre au public et aux chercheurs de les consulter.
Amandine Mathy du Centre de ressources historiques namuroises soulève une autre difficulté rencontrée concernant l’inventaire, et plus particulièrement la rédaction du contexte : « D’habitude quand nous écrivons un inventaire nous ne sommes pas en train de vivre l’évènement ! » En effet en général l’évènement est clôturé, la vie de la personne peut être synthétisée, il y a un début et une fin. Alors comment rester objectif lorsque l’archiviste vit lui-même l’évènement et que celui-ci est toujours en cours ? Pourtant, au sein même de la crise la rédaction du contexte est bien sûr importante, puisqu’un témoignage recueilli par exemple avant ou après la vaccination n’aura pas la même portée pour les chercheurs du futur.
Podcast, publication, exposition virtuelle
Une fois que les documents sont classés et inventoriés, une des questions que se pose parfois l’archiviste est de savoir comment les valoriser.
A l’IHOES par exemple, un podcast a déjà été réalisé La FGBT pendant le premier confinement et un webinaire a eu lieu autour de ces témoignages. D’autres interviews doivent encore être retravaillées pour être valorisées sous forme de podcast, de débats publics ou intégrées sur la plateforme Mémoire orale. Au Carhop, une publication est en préparation à partir de la série d’interviews réalisées, doublée d’un travail d’analyse montrant que la crise n’a fait qu’exacerber toute une série d’inégalités préexistantes.
A Namur, une discussion en interne a eu lieu sur la valorisation : quand est-ce qu’on valorise ? Comment ? Après combien de temps ? Est-ce que les témoignages doivent être anonymes ou pas ? Est-ce que les gens ont vraiment envie qu’on diffuse leurs contributions ? Ces questions ont pu faire débat au sein de l’équipe. Pour un projet pédagogique qui a finalement été avorté à cause d’un énième confinement, l’équipe avait copié et anonymisé toutes les archives numériques récoltées, qui sont donc consultables actuellement sur les ordinateurs de la bibliothèque, tandis que le service de Namur prévoit de mettre un terme à la collecte Covid en cette fin d’année 2021.
Parmi les projets de l’AAFB en 2022 :
une valorisation de ces collectes sous la forme d’une exposition virtuelle.
Contactez-nous si vous désirez y participer !
4. Quels enseignements tirer de ces collectes ?
Près de 3.000 documents rassemblés auprès du public, sans compter l’archivage du web et les documents institutionnels : le bilan commun semble enthousiasmant, mais à l’échelle des centres ou services, certains ont été déçus.
« Le bilan est bien maigre », indique-t-on par exemple au Carhop, « les organisations n’avaient pas du tout la préservation de la mémoire Covid dans leurs préoccupations immédiates. Il faut dire que certaines, vu l’ampleur de la crise, en sont revenues à devoir livrer des colis alimentaires auprès de leurs publics, chose qu’elles n’avaient plus faite depuis des décennies… »
« Les gens n’ont pas compris que ce qu’ils produisent est déjà une archive »
Certains pointent la difficulté à intéresser le public à cette collecte sur le Covid, alors que pour de précédentes collectes ils avaient eu davantage de retours du public. « Par exemple pour une exposition sur la grève des ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de guerre de Herstal (en abrégé « FN Herstal ») en 1966, l’exposition avait lieu 50 ans plus tard en 2016 », indique Lionel Vanvelthem à l’IHOES. Mais sans doute que les 50 années de recul avaient justement permis au public de considérer cet évènement comme de l’Histoire, alors que pour la crise que nous traversons « les gens n’ont pas compris que ce qu’ils produisaient était déjà une archive ».
Autre exemple aux archives de la ville de Bruxelles, Sara Tavares-Gouveia raconte : « Nous avions découvert en ligne une lettre ouverte d’un médecin aux citoyens belges confinés, nous l’avions contacté pour savoir si nous pouvions la conserver, il nous a répondu ‘si vous n’avez que ça à faire et que ça vous amuse, mais je m’en fous’ »…
On peut donc se poser la question de savoir si le projet Archives de Quarantaine a permis aux archivistes de sensibiliser à leur métier ? La réponse à cette question est complexe. D’un côté, les citoyens interrogeaient les archivistes sur ce qu’ils allaient faire des documents, ce qui montre bien que « les gens ne connaissent pas notre métier, parce que notre métier n’est pas d’exposer, mais de conserver les traces de l’Histoire », indique-t-on à Namur. Cela a donc permis aux archivistes d’expliquer leur rôle et leurs missions, surprenant parfois le public lorsque celui-ci découvrait que des archivistes existaient partout dans la société, et qu’ils étaient tous en train de collecter les traces de cette crise, ailleurs que dans leur cave !
Mais pour certains le constat est plus amer, et difficile de défaire le secteur de ses stéréotypes… Les archives n’étant pas du tout la priorité numéro un des politiques, le public ne sait pas non plus qu’elles existent, conduisant à un manque de moyen et de reconnaissance pour le secteur.
A lire aussi : la carte blanche de l’AAFB pour interpeller le monde politique
« La collecte Covid passe après tout le reste ! »
Parmi les difficultés évoquées notons également un manque de temps pour cette mission, dans des services déjà bien occupés par les tâches habituelles, surtout lorsqu’en plus elles étaient modifiées par le télétravail : certains services ont par exemple du numériser les archives pour des employés confinés chez eux. Puis les mois sont passés, les missions quotidiennes ont repris (ou ne s’étaient jamais arrêtées), d’autres dossiers se sont mis à l’actualité et « actuellement on est complètement débordés, la collecte Covid passe après tout le reste ! »
Aux archives de Bruxelles, ce n’est plus du tout la priorité non plus. La collecte Covid avait été lancée dans la même vague que la récolte de la mémoire des attentats, mais n’est qu’un « plus » pour le service qui se recentre dorénavant sur sa mission première de conserver la mémoire de l’administration de Bruxelles.
A l’université de Liège également, on pointe un grand enthousiasme à l’accueil de la collecte, « surtout de la part des enseignants et chercheurs qui voyaient bien l’intérêt de la chose, mais disaient ‘on n’a pas le temps’. Il y a quand même un personnel totalement épuisé par les remous, les secousses, les conséquences de la crise sanitaire » et beaucoup de promesses d’envoyer des documents qui n’ont pas (encore) été tenues. « Mais on ne désespère pas, tout le monde a des choses dans ses ordinateurs, ses tiroirs ! » ajoute Marie-Elisabeth Henneau.
Et quand en plus une autre crise s’en mêle… A l’université de Louvain, « on devait recevoir le journal d’une étudiante, mais le journal a été emporté lors des inondations de juillet 2021… » explique Véronique Fillieux. « C’est vraiment triste, cette étudiante l’avait mal vécu, elle était en partie en kot, elle avait vraiment eu besoin de coucher la situation sur le papier. Cela aurait pu être un document très intéressant, mais voilà c’est un dommage collatéral de plus ».
Une nécessaire boîte à outils
De nombreux questionnements légaux ou administratifs ont également agité les archivistes pendant cette période. Qu’est-ce qu’on peut récolter ? Qu’est-ce qu’on doit mettre en place ? Quel est le cadre légal ? Comment faire avec le RGPD, les conventions, la valorisation ? Pour certains c’était la première fois qu’ils récoltaient des archives de personnes vivantes. Les conventions à faire signer ont d’ailleurs représenté une difficulté puisqu’il a fallu souvent courir après les gens et les relancer pour qu’ils signent, comme si le jargon juridique des documents leur faisait peur…
Ce constat met en lumière le besoin constant pour l’archiviste de se former et de mettre à jour ses connaissances. Le développement d’une boîte à outils est également une des pistes à envisager pour l’AAFB pour répondre aux mieux au besoins de ses membres et de la communauté archivistique.
« C’est dommage de ne pas profiter de ces périodes pour mettre en place des plans d’urgence », souligne Pierre-Alain Tallier aux Archives de l’Etat. « On sera confronté dans le futur à d’autres types d’alertes, on l’a vu avec les inondations déjà, il faudrait avoir des formes de répétitions générales d’exercices catastrophes, on en parle beaucoup, par exemple après les attentats, mais ça ne se fait pas, c’est l’impréparation totale, et le bricolage permanent ». L’archiviste pointe également un souvenir de cette crise resté fort marqué dans sa mémoire lorsqu’un service d’archives s’est retrouvé à distribuer des masques (initialement prévus pour la lutte contre les moisissures) à un hôpital ! « Cela participe à une mission sociétale des archives que nous n’avions pas prévu au départ ! », s’étonne-t-il encore.
Une plateforme pour sortir les professionnels de leur isolement
Finalement, si pour beaucoup les résultats de la collecte n’ont pas forcément été à la hauteur du temps investi, l’expérience a été enrichissante pour les professionnels en terme de partenariats, de méthodologie et de mise en réseau de compétences. Certains se sont contactés après avoir vu leurs travaux respectifs sur la plateforme Archives de quarantaine. « Je suis allée voir ce qui se passait dans d’autres domaines que le nôtre, donc c’était une bonne porte d’accès vers d’autres initiatives et surtout d’autres domaines que celui avec lequel on a l’habitude de travailler », indique par exemple Laurence Boudart aux Archives et musée de la littérature.
Certains archivistes se sont sentis moins seuls grâce à la plateforme. Et puis « elle nous a permis de mettre en avant nos collectes de témoignages, notre podcast, nos fonds et collections, notamment nos galeries, on peut voir sur notre site web que des centaines de personnes sont venues depuis Archives de quarantaine », indique Lionel Vanvelthem de l’IHOES. La mise en valeur des témoignages sonores sur la plateforme était aussi intéressante pour les personnes qui ont accepté de témoigner.
« C’est très bien que cette plateforme existe parce que ça arrose un peu les couleurs de l’archiviste, qui n’est pas qu’en bout de course dans sa cave à collecter des documents… Il y a vraiment un service à la société, un souci du collectif, du partage, pour le temps long. Nous devons être là pour rappeler la chose, car comme les gens en ont marre, très vite on passe à autre chose. Mais si nous n’archivons pas, nous ne garderons pas la mémoire. Des choses très quotidiennes peuvent prendre un tout autre regard avec le temps », rappelle Véronique Fillieux archiviste de l’UCLouvain.
Enfin se pose la question de l’archivage du travail de l’archiviste lui-même. A Namur, l’équipe a conservé la manière dont elle a travaillé, documentant les réunions, échanges de mails, ou questionnements divers. De la même manière, la question se pose de savoir de quelle façon cette plateforme sera-t-elle archivée afin de montrer aux chercheurs du futur que les archivistes de 2020 pensaient à eux ?
En conclusion, il est impressionnant de constater le travail fourni par chacun des archivistes, à titre individuel, au cours de cette crise, tous passionnés et conscients de l’enjeu de conserver les traces du moment que nous traversons. Mais quel sentiment inquiétant et vertigineux que de constater que la sauvegarde de ces traces ne dépend QUE de ces volontés individuelles ! L’AAFB salue le travail accompli par ses membres et incite une nouvelle fois les pouvoirs publics à prendre la mesure de ces enjeux.
Un bilan réalisé par Clara Beaudoux sous la coordination de Sarah Lessire et grâce à la participation de toutes les équipes des centres et services d’archives du projet Archives de quarantaine, merci plus particulièrement à toutes celles et tous ceux cité.e.s dans cet article.